La fête de la fédération
Le 30 mai 1790, plus de 100 000 personnes se réunissent à Villeurbanne pour célébrer les débuts de la Révolution.
Jamais l’on n’a vu cela. Malgré des trombes d’eau tombant depuis des heures, Lyon s’est complètement vidée de ses habitants. « La ville toujours si peuplée, devient déserte en un moment ; le fracas et le tumulte des artisans et des voitures y cessent pour la première fois ». Attirés par la curiosité, par le désir de participer à la plus grande fête qu’ait connu la seconde ville de France, et surtout par la volonté de s’imprégner de l’esprit de fraternité animant les révolutionnaires, les canuts et leurs familles, les bourgeois de la Presqu’Île, les ecclésiastiques, les domestiques, sans oublier les paysans des villages d’une vingtaine de kilomètres à la ronde, bref, tout le monde s’est rendu au "camp fédératif" installé à Villeurbanne.
L’initiative de la fête ne vient pas des Charpennes ou de Cusset, mais du conseil municipal de Lyon. Dans les derniers jours d’avril 1790, les conseillers lyonnais décident de réunir tous les membres de la garde nationale de la ville (une milice municipale) et des délégations venues de la France entière, pour célébrer les débuts de la Révolution française, fêter ses acquis et montrer la détermination du Peuple à qui tenterait de s’attaquer à l’Assemblée Nationale et à la première constitution que les députés préparent pour le pays. La liberté, l’égalité et la fraternité si chèrement acquises ne seront pas menacées, et elles seront défendues les armes à la main s’il le faut. Emportés par leur fougue, les élus de la place des Terreaux se donnent à peine un mois pour organiser la cérémonie?: elle se tiendra le 30 mai 1790, sur la rive gauche du Rhône. On songe un moment à l’implanter aux Brotteaux, mais le choix des Lyonnais s’arrête finalement sur les prairies communales du nord de Villeurbanne, entre La Doua et La Tête-d’Or. Le conseil municipal de notre ville proteste d’abord de ne pas avoir été associé à la décision, mais il finit par s’y rallier après avoir obtenu la promesse que les tentes dressées pour l’occasion lui seraient offertes gracieusement.
Arrive le moment tant attendu. Depuis des jours, l’agglomération lyonnaise est en ébullition. Elle ne vit plus qu’au rythme des arrivées incessantes de gardes nationaux venus de tous les horizons : en voici de Marseille, de Dijon, de Nancy, de Nantes, de Paris, du Vivarais, d’Auvergne, du moindre village du Dauphiné, du Lyonnais, de la Bresse, du Bugey, et bien évidemment de Villeurbanne. La population se presse aux fenêtres et jusque sur les toits pour les voir défiler. La France a répondu en masse à l’appel des Lyonnais, en envoyant 50 000 hommes – et quelques femmes aussi –, portant le sabre ou l’épée au côté, pour communier dans l’esprit généreux des premiers temps de la Révolution. Puis, le 30 mai, à 4 heures du matin, tous s’assemblent à Perrache et partent en défilé pour se rendre à Villeurbanne, suivis par 50 000 à 100 000 spectateurs; pas moins de dix heures sont nécessaires pour que la marée humaine parvienne à destination ! Sur place, les autorités ont dressé un rocher artificiel, haut d’une vingtaine de mètres et surmonté d’une statue symbolisant la Liberté. À sa base, quatre frontons semblables à des temples grecs, ornés de sculptures chantant les louanges de la Révolution, donnent accès à des autels où des prêtres attendent de célébrer la messe – dont messire Dechastelus, curé de Villeurbanne. Les gardes nationaux se massent autour du rocher; le spectacle de leur armée, disposée en carré, impressionne fortement la foule des spectateurs emplissant toute la plaine de La Doua.
Le tonnerre des canons annonce le début de la cérémonie. La messe commence, qui sacralise ce moment inoubliable. «Les messes finies, raconte le curé de Villeurbanne, le commandant militaire monta au haut de l’autel et prononça le serment que toute l’armée répéta de cœur et d’âme» : "Nous jurons sur l’autel de la Patrie, de maintenir de tout notre pouvoir la constitution du royaume, d’être fidèles à la Nation, à la Loi et au Roi, d’exécuter et faire exécuter les décrets de l’Assemblée Nationale». Ivres de joie, les participants lancent leurs chapeaux en l’air, applaudissent à tout rompre, s’embrassent les uns les autres, se mettent à danser, tandis que les tambours et les canons ajoutent au vacarme de la foule. «Jamais on n’avait vu un spectacle plus imposant», raconte encore le curé de Villeurbanne. «Un feu d’artifice, une illumination générale et un bal ont terminé cette journée à jamais mémorable pour la cause de la liberté», concluent de leur côté les journalistes témoins de l’événement. Après le 30 mai, l’autel villeurbannais accueille encore de nombreuses cérémonies révolutionnaires. Puis le monument disparaît, emporté par les tourments politiques qui suivirent la chute de Napoléon Ier. Le souvenir de la fête perdura à travers le nom que prit désormais ce secteur de Villeurbanne : le Grand-Camp.
Sources : Le Rize, GG8 (1790) et 1 D 260.
Bibliothèque Municipale de Lyon, fonds Coste 646, 350972, 350973 et 356064.
NB : Les textes entre guillemets sont fidèles aux documents d'origine.
Repères
7 juin 1788 : révolte de la journée des Tuiles à Grenoble. Début de la Révolution française
5 mai 1789 : le roi Louis XVI convoque les États-Généraux à Versailles
17 juin 1789 : les députés des États-Généraux s’érigent en Assemblée Nationale
1789-1791 : Assemblée Nationale Constituante
14 juillet 1789 : prise de la Bastille
26 août 1789 : proclamation de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen
14 février 1790 : premières élections municipales ; naissance des communes
14 juillet 1790 : fête de la Fédération à Paris, prélude de notre Fête
nationale
10 mars 1794 : fête de l’Égalité, au Grand-Camp
Des lendemains qui déchantent
À Villeurbanne, la fête de la Fédération ne fit pas que des heureux. À commencer par le jeune Dumoulin, que l’on surprit le 31 mai en train de voler dans les tentes du Grand-Camp, et qui fut aussitôt pendu à un saule par une foule hystérique. Surtout, la cérémonie brisa le consensus politique qui avait prévalu jusque-là dans notre commune. Le notaire de Villeurbanne, Claude-François Cochard, jaloux du pouvoir des nouveaux élus issus des élections municipales de février 1790, se rendit auprès du commandant de la garde nationale de Lyon et accusa ses concitoyens, «des brigands, des sçelerats et gens sans aveu», de vouloir incendier l’autel du Grand-Camp. Puis il rassembla autour de lui des partisans de l’Ancien Régime et se lança dans une opposition tous azimuts. La municipalité et la plupart des Villeurbannais se coupèrent alors de lui et de ses amis, les dénoncèrent à la justice et aux autorités de l’Isère, et finirent par chasser Cochard de la commune. Villeurbanne n’allait plus jamais retrouver l’esprit fraternel du Grand-Camp.
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